Argument

« Le problème avec les architectes, c'est qu'ils utilisent les arguments philosophiques, disons, à la légère ; alors que nous [les philosophes] les prenons au sérieux. Et inversement, quand ils parlent de leurs projets, ils les traitent avec grande précision, alors que les philosophes et les intellectuels les traitent légèrement.1»

Cherchant à appuyer leurs projets sur des concepts qui parfois les dépassent, les architectes sont habitués à convoquer des penseurs et penseuses pour construire idées et bâtiments. Ainsi, philosophes, anthropologues ou encore historiens irriguent les discours architecturaux par le biais d’outils conceptuels et méthodologiques. Concepts et penseurs s’affichent alors souvent indissociables quand ils sont déplacés en

architecture, tels que le sont entre autres, Guy Debord et les « dérives2 », Michel Foucault et les « espaces autres3 » ou encore Gilles Deleuze et « le pli4». Cette dernière décennie, l’association entre Bruno Latour (1947-2022) et ce qu’il nomme « anthropocène » paraît se diffuser chez les architectes, faisant notamment émerger, dans un contexte de « nouveau régime climatique », de nouveaux outils de représentations des territoires de l’architecture (Aït-Touati, Arènes, Grégoire, 2019). L'idée d'une planète réactive aux activités des vivants semble poser des mots sur l’inquiétude écologique des architectes, pour qui il est difficile de se soustraire à une vision anthropocentrée de l'espace (Fressoz, Mosconi, 2019).

Les indices successifs de l'aporie de la mondialisation libérale pousseraient-ils aujourd'hui les architectes à s'emparer des notions latouriennes ? Leur mobilisation de l’ouvrage Face à Gaïa, huit conférences sur le nouveau régime climatique (2015), en appui de récits de projet ou en support d’expériences pédagogiques, peut le laisser présumer.

Pour certain•es architectes, enseignant•es et chercheur•es, c’est le livre Nous n'avons jamais été modernes (1991), dans lequel Latour explore avec obsession les principes de la modernité, qui fait figure de balise dans leur trajectoire intellectuelle. Pour d’autres, ce sont les outils et les méthodes de recherche du philosophe qui s’avèrent déterminants dans leur démarche et leurs travaux. En témoignent notamment les expériences de « cartographies des controverses » dans les écoles d’architecture, à travers lesquelles on devine que la théorie de « l'acteur-réseau » (Akrich, Callon, Latour, 2006) nourrit la compréhension et la conception de l’objet bâti, non comme le seul résultat d'une démarche purement conceptuelle ou technique, mais comme celui d’un phénomène dynamique : celui des rencontres successives entre conflits d'intérêts, enjeux économiques, conditionnements techniques et politiques, représentations symboliques, etc. (Yaneva, 2012)

Pour d’autres encore, c’est peut-être la position et la démarche de Latour, qui décloisonne les disciplines et se déplace d’un terrain de recherche à l’autre, qui rend abordable sa pensée et possible sa mobilisation. Les architectes navigant eux-mêmes entre diverses natures de savoirs (techniques, artistiques, des humanités), dans des contextes d’actions multiples - ces mouvements sont des conditions structurelles de leur ethos professionnel. Est-ce cette capacité à puiser dans de multiples savoirs qui rend possible une connivence particulière des architectes avec le penseur ?

Et au-delà, serait-ce dans cette manière de transgresser les limites et les oppositions, ainsi que de creuser les marges pour les faire exister en tant qu’espaces légitimes, que Latour devient une référence pour les architectes qui explorent d’autres formes de création que celle de l’espace bâti ?

La notion de “flou” pourrait en ce sens proposer une grille de lecture stimulante du positionnement de Latour, et expliquer sa rencontre avec les architectes. C’est le flou entretenu par l’intellectuel dans son positionnement disciplinaire ; le flou entretenu dans ses pratiques entre description et expérimentation ; le flou quant à son engagement, entre objectivité scientifique et militantisme politique. À la fois production théorique et expérience pratique, la performance Make It Work présentée au théâtre des Amandiers de Nanterre en 2015, incarne particulièrement cette indétermination volontaire et la manière dont Latour s’intéresse autant aux savoirs qu’aux savoir-faire. Se pourrait-il que ce soit cette capacité au décentrement qui rende particulièrement audibles les discours et les méthodes du penseur au sein d’une discipline architecturale, dont les contours sont eux-mêmes relâchés et fluctuants, constamment rebattus et débattus ? Et puisque la recherche par la création fait autant partie que la recherche par l’enquête des méthodes défendues par Latour, cela en fait-il une référence facilement appréhendable dans les pratiques artistiques ?

Enfin, certain•es architectes développent un positionnement plus critique vis-à-vis des travaux du philosophe et de leur rayonnement en architecture à travers la thèse de l’anthropocène, interrogeant les implications idéologiques de cette mobilisation. En cela, ils semblent rejoindre les interrogations formulées dans d’autres champs, quant au changement de positionnement de Latour au tournant des années 2010 : un Latour « apolitique » (Fressoz, Bonneuil, 2013), devenu même « idéaliste prophétique » à la faveur de sa concentration sur l’écologie ; en tout cas moins empirique et matérialiste que lorsqu’il s'intéressait aux sciences et aux techniques, au Centre de sociologie de l’innovation de l’École des Mines (Fressoz, 2022).

Comment les architectes se saisissent-ils de Latour dans leurs pratiques, leurs enseignements et leurs recherches ? Sont-ils plus enclins à s'approprier ses concepts ou ses outils ? Que nous racontent les emprunts et rapprochements, les affiliations et généalogies que revendiquent ou esquissent en creux les architectes, en se saisissant des travaux du penseur ? Est-ce simplement une manière de suivre l’air du temps, en s’adossant à une personnalité dont l’influence tentaculaire et en divers champs, est au cœur de l’actualité ? Ou, plus profondément, cela témoigne-t-il de modifications substantielles des manières d’être et de faire des architectes ? Cette connivence avec Latour, est-elle propre à l’architecture ?

Les journées d’études, qui se déploient en trois lieux (Rennes, Nantes et Paris) visent à décrire la manière dont les architectes, confirmé•es et apprenti•es, enseignant•es et chercheur•es, critiques et enquêteur•ices, mobilisent les travaux de Bruno Latour, et ce que cette appropriation fait à l’architecture en tant que savoir et savoir-faire. Il est autant question d’explorer les modalités de la mise en œuvre des outils et des concepts de Bruno Latour en architecture, que d’en cartographier et problématiser les effets sur les architectes et l’architecture. Cela, en trois lieux : dans l’agence, quand Latour, ses outils et ses concepts nourrissent la pratique de l’architecte ; dans le laboratoire de recherche, quand ils mettent en question les pratiques scientifiques ; dans l’école, quand ils modifient les modalités de transmission et les contenus de l’apprentissage.

 

1. Bruno Latour, dans le cadre d’une rencontre entre le philosophe et Philippe Rahm, La Maréchalerie, Ensa Versailles, 2016

2. Debord, Guy, “Théorie de la dérive”, dans la revue Les Lèvres nues, numéro 9, 1956

3. Foucault, Michel, “Des espaces autres”, dans Architecture, Mouvement, Continuité, numéro 5, 1984 

4. Deleuze, Gilles, Le pli. Leibniz et le Baroque, Paris : Les Éditions de Minuit, 1988

 

Bibliographie indicative

Aït-Touati Frédérique, Arènes Alexandra, Grégoire Axelle, Terra Forma, Montreuil : Édition B42, 2019

Akrich Madeleine, Callon Michel, Latour Bruno (dir.), Sociologie de la traduction : Textes fondateurs, Paris : Presses des Mines, 2006

Bonneuil Christophe, Fressoz Jean-Baptiste, L’événement anthropocène. La terre, l’histoire et nous, Paris : Le Seuil, 2013

Bony Henri, Mosconi Léa Mosconi, Vercoutère Antoine Vercoutère, "Penser le monstre moderne, entretien avec Bruno Latour", Cahiers de la recherche architecturale, urbaine et paysagère [en ligne], mis en ligne le 25 janvier 2020

Darrieus Margaux, Mosconi Léa, “Bruno Latour ou le retour de la philosophie en architecture”, AMC, numéro 310, décembre 2022-janvier 2023, pp. 30-35

Fressoz Jean-Baptiste, Locher Fabien, « Le climat fragile de la modernité. Petite histoire climatique de la réflexivité environnementale », La Vie des idées, 20 avril 2010. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Le-climat-fragile-de-la-modernite.html

Fressoz Jean-Baptiste, Mosconi Léa, "L'Anthropocène chez les architectes d'aujourd'hui", L'art même, numéro 78, 2019, p. 9

Fressoz Jean-Baptiste, “Le paradoxe Bruno Latour : du matérialisme à l’idéalisme prophétique”, Le Monde, le 26 octobre 2022

Hermant Emilie, Latour Bruno, Paris Ville Invisible, Paris : Éditions de la découverte, 1998

Latour Bruno, Nous n’avons jamais été modernes, Paris : Éditions de la découverte, 1991 

Latour Bruno, Aramis ou l’amour des techniques, Paris : Éditions de la découverte, 1992

Latour Bruno, Changer de société, refaire de la sociologie, Paris : Éditions de la découverte, 2006

Latour Bruno, Face à Gaïa, Paris : Éditions de la découverte, 2015

Latour Bruno, Où atterrir, Paris : Éditions de la découverte, 2017

Latour Bruno, “En tapotant légèrement sur l’architecture de Koolhaas avec un bâton d’aveugle”, L’Architecture d’aujourd’hui, numéro 361, novembre-décembre 2005, pp 70-79

Latour Bruno, Albena Yaneva, "Donnez-moi un fusil et je ferai bouger tous les bâtiments : le point de vue d'une fourmi sur l'architecture", in Geiser, Reto (éd.), Explorations in Architecture: Teaching, Design, Research, Bâle : Birkhäuser, 2008, pp. 80-89

Yaneva Albena, Mapping controversies in architecture, Farnham : Ashgate, 2022

Yaneva Albena, Latour for Architects, Londres : Routledge, 2022

 

 

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